Fig. 1. Deuxième ouverture du retable d’Issenheim
L’objet de ce mois de septembre est une réplique miniature d’une magnifique œuvre d’art qui relate l’importance de la religion dans les maladies au Moyen Âge, la culpabilisation des malades et l’influence qu’elle a eue sur l’art : le retable d’Issenheim.
Un retable est une construction verticale ressemblant à un livre d’images géant, qui porte des décors peints et sculptés. Les retables sont généralement installés dans des édifices religieux, derrière le maître-autel.
Le retable d’Issenheim, consacré à saint Antoine et à la vie du Christ, provient du couvent des Antonins à Issenheim, au sud de Colmar, en France. Il est l’œuvre de deux grands maîtres allemands du gothique tardif : Nicolas de Haguenau (1445/60-1538) pour la partie sculptée autour de 1490 et Matthias Grünewald (c. 1475/80-1528) pour les panneaux peints vers 1512-1516. Aujourd’hui, le retable se trouve au musée Unterlinden de Colmar.
Tel un livre d’image, un retable peut être fermé ou ouvert à différentes pages. Les trois images ci-dessous montrent ainsi les peintures et sculptures du retable lorsque celui-ci est fermé, ouvert une première fois, puis ouvert une seconde fois.
Fig. 2. Explication des peintures et sculptures des différentes ouvertures du retable d’Issenheim
Ici, nous nous intéressons à la seconde ouverture du retable, consacrée à saint Antoine (fig. 2), auquel s’adressaient les croyants pour se prémunir ou guérir du « mal des ardents » ou « feu sacré », soit l’« ergotisme », maladie qui a fait des ravages au Moyen Âge.
L’ergotisme, qu’est-ce que c’est ?
L’ergotisme est le nom moderne donné à une maladie causée par des toxines produites par un champignon, l’ergot de seigle ou Claviceps purpurea, qui a sévi dès 994 dans le Limousin et a encore été décelé en 2001 en Éthiopie.
Ce n’est qu’aux XVIIIe et XIXe siècles que les scientifiques ont déterminé que la maladie était causée par la consommation de céréales – principalement le seigle – infectées par ce champignon : les céréales infectées se couvrent de petits corps oblongs et vénéneux appelés « ergots » (fig. 3).
Fig. 3. Épi de seigle contaminé par l’ergot (Claviceps purpurea)
L’ergot contient des alcaloïdes toxiques qui, une fois ingérés, provoquent différents symptômes, la maladie se présentant sous deux formes :
- > une forme aiguë et convulsive, le « mal des ardents », caractérisée par des spasmes violents, des diarrhées, des vomissements et des maux de tête pouvant s’accompagner d’hallucinations similaires à celles déclenchées par le LSD[1]
- > une forme plus lente, gangréneuse et mortifère, appelée « feu de Saint-Antoine ». Les malades sont d’abord victimes de démangeaisons, puis ont la sensation de se consumer de l’intérieur ou d’être mordus par un froid intense. Leurs extrémités noircissent et s’assèchent, leurs doigts tombent, leurs os se brisent… les amputations sont inévitables.
Ces symptômes sont représentés par Matthias Grünewald sur le retable d’Issenheim, mais aussi ailleurs, notamment par Jérôme Bosch ou Pieter Brueghel l’ancien.
L’ergotisme est à l’origine de la fondation de l’ordre des Antonins, qui se consacre aux victimes de cette maladie épidémique.
L’ergotisme et les moines antonins
Au Moyen Âge, l’ergotisme est en effet considéré comme la punition divine d’une faute obscure que seule peut lever la foi. C’est donc aux religieux que revient la charge de s’occuper des « ardents ». Des hôpitaux spéciaux tenus par des moines de saint Antoine[2] s’ouvrent d’abord en France, puis dans toute l’Europe. Issenheim accueille ainsi un couvent-hôpital réservé aux ergotiques.
On appliquait sur les lésions un onguent à base de saindoux imprégné de plantes médicinales, tout en prescrivant de boire du « saint vinage » ou « vin de saint Antoine ». En réalité, la guérison des malades était surtout favorisée par l’alimentation fournie en ces lieux : du pain de froment (qui exclut l’ergot de seigle) et du lard.
L’ergotisme au XXIe siècle
De nos jours, les réglementations européennes (règlement UE 2015/1940, 28/10/2015) fixent un seuil de tolérance maximal de 0,5 g d’ergot par kg de grain, quelle que soit la céréale concernée.
Par ailleurs, l’ergot de seigle fournit les molécules suivantes : l’ergométrine, dont des dérivés sont utilisés comme antihémorragiques lors des accouchements ; l’ergotamine, utilisée dans le traitement des migraines ; et l’acide lysergique, qui a donné naissance au LSD, stupéfiant hallucinogène.
Analyse du retable
Mais revenons au retable proprement dit (fig. 1) et observons les éléments représentés lorsque celui-ci a été ouvert deux fois.
La sculpture centrale (fig. 4.) figure saint Antoine, muni de sa crosse en tau et de la Règle des Antonins ; à ses pieds se tient l’emblème de la communauté des Antonins, le cochon[3]. De part et d’autre, deux porteurs d’offrandes illustrent les dons en nature (ici un coq et un cochon), qui constituent une importante source de revenus pour les moines antonins. La niche centrale est encadrée par les saints Augustin et Jérôme, pères de l’Église, tandis que le commanditaire du retable, le supérieur de l’ordre Guy Guers, est agenouillé aux pieds de saint Augustin.
Fig. 4. Sculptures du centre du retable
Sur le panneau de gauche (fig. 5.), Grünewald a situé la visite rendue par saint Antoine à saint Paul ermite dans un paysage fantastique. En bas du panneau figurent les armes de Guy Guers et, surtout, quatorze plantes médicinales, parmi lesquelles la scrofulaire aquatique (Scrophularia auriculata) ou « herbe de saint Antoine », le pavot (Papaver dubium) et la prunelle (Prunella vulgaris, dont l’ancien nom en alsacien est sankt Antonikrüt), toutes plantes répandues en Alsace et dans les Vosges utilisées dans la préparation du baume de saint Antoine (fig. 6.).
Le panneau de droite (fig. 7.) montre saint Antoine en proie aux démons ; dans le coin inférieur gauche, la créature couverte d’ulcères, aux pieds palmés, au ventre gonflé et à l’extrémité des membres rongés, pourrait personnifier la maladie causée par l’ergot du seigle.
Fig. 5. Volet gauche du retable : la visite de saint Antoine à saint Paul ermite.
©Musée UnterLinden (Museoweb)
Fig. 6. Volet gauche du retable : zoom sur les plantes médicinales utilisées par les Antonins
©Musée UnterLinden (Museoweb)
Fig. 7. Volet droit du retable : l’agression de saint Antoine par les démons
Sources – Pour aller plus loin
Battin, J., « Le feu Saint-Antoine ou ergotisme gangreneux et son iconographie médiévale », Bulletin de l’Académie nationale de Médecine, 193(8), 2009, p. 1925-1936.
de Paepe, P. & M. Haas, Le Retable d’Issenheim : le chef-d’œuvre du musée Unterlinden, Paris, ArtLys, 2015.
Le retable d’Issenheim : un chef-d’œuvre de l’art, Musée UnterLinden (https://webmuseo.com/ws/musee-unterlinden/app/collection/expo/34?lang=fr).
Règlement (UE) 2015/1940 de la Commission du 28 octobre 2015 modifiant le règlement (CE) no 1881/2006 en ce qui concerne les teneurs maximales de certaines céréales brutes en sclérotes d’ergot et les dispositions relatives à la surveillance et aux rapports, Journal officiel de l’Union européenne, 29/10/2015, p. L283/3-L238/6 (https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32015R1940).
Soubrie, L., De l’interprétation des signes d’une maladie en fonction des connaissances médicales au Moyen Âge : l’exemple du mal des ardents, Université de Montpellier, Médecine humaine et pathologie, 2020 (https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03137400).
Streith, J., « Ergotisme, mal des ardents ou feu de St Antoine du Moyen Âge aux temps modernes », L’Actualité chimique, 358, 2011, p. 40-46.
[1] Déthylamide de l’acide lysergique. Cette forme d’intoxication expliquerait médicalement la sorcellerie ou la possession démoniaque telles qu’elles sévissaient au Moyen Âge ; elle a donc conduit certains malades directement sur le bûcher.
[2] Ermite et ascète des IIIe et IVe siècles de notre ère, saint Antoine a résisté aux feux de la tentation envoyés par le diable. Autour de 1070, un noble originaire du Dauphiné aurait rapporté de Constantinople des reliques de saint Antoine, lesquelles auraient été déposées dans une chapelle à La Motte-aux-Bois (Isère), qui deviendra Saint-Antoine-l’Abbaye, première implantation des moines antonins.
[3] Les Antonins avaient le droit de laisser paître librement les cochons sans payer de taxes.
Dorina Ghirardi
Pharmacienne, chercheuse invitée au Musée